mardi, décembre 08, 2015

Effacement -- Percival Everett

A vrai dire, je ne sais pas trop quel genre de livres tu aimes lire.

Celui dont je parle aujourd'hui est assez spécial. Pour l'aimer, clairement, il faut aimer la littérature, dans ses coutures.
L'histoire est celle d'un écrivain américain au style très particulier, qu'on pourrait qualifier d'élitiste, le genre d'écrivains qui écrivent de telle sorte que très peu peuvent les comprendre. Son thème préféré est la mythologie et ses livres ne sont lus donc que par très peu de personnes.
Le problème, c'est qu'il est Noir.


 Et on n'attend pas les Noirs dans ce genre de littératures. On ne s'attend pas à ce qu'un Noir ait obtenu sa thèse à Harvard avec la mention summa cum laude. C'est tout l'enjeu du livre, un Noir qui écrit des livres de Blancs, qui ne gagne pas beaucoup jusqu'au jour où dépité, blasé de tout, il décide d'écrire comme un Noir et pond un texte d'horreurs mettant en scène un ex-taulard qui parle comme le pire des doublages de personnages afro-américains. Et là, bien sûr, c'est le gros lot, alors cet écrivain, devenu schizophrène, se voit auréolé pour un livre qu'il n'a écrit que pour vomir à la gueule de cette société qui le voit d'abord Noir, Afro-américain, ou encore, pauvre, ex-taulard, irresponsable, illettré etc. bref, en un mot comme en cent, sauvage. Voilà ce qu'on lui dit sur ce qu'il a écrit sous pseudo :

"[votre livre] tellement fort, on dirait la vie !"  "Cette énergie sauvage du Noir moyen. "

... MALAISE... n'est-ce pas ?
Effectivement, on ne peut pas passer à côté de la quête d'identité qui tisse ce roman, l'expérience ontologique de la différence, et de l'aliénation. Mais, le projet est plus subtil que cela.

Ce roman est hautement ambitieux. C'est l'histoire de Paludes (de Gide) qui s'accomplit, qui se concrétise. On lit l'histoire d'un personnage qui écrit un livre, mais l'enjeu dépasse la simple étude clinique de l'élaboration d'une oeuvre (ce qui est déjà énorme en soit). On étudie aussi la réception du livre, on voit comme le livre dépasse l'auteur et continue de s'écrire dans les yeux des lecteurs. 

On ne lit pas qu'un livre en le lisant. D'abord parce que son auteur insère un autre roman dans le roman, d'un coup après avoir plusieurs chapitres d' Effacement, dont le personnage principal s'appelle Thelonius  (le nom dénote le génie), au détour d'une page on ouvre un deuxième roman "Ma Pataulogie" de Stagg R. Leigh, le personnage-auteur créé par Thelonius lui-même (Monkie, pour les intimes). Mais aussi parce qu'on a accès aux carnets de Thelonius, et à sa vie.

Un livre si intelligent...Il crée plusieurs écrivains, et de fait d'autant plus de lecteurs. L'auteur est un virtuose et nous donne plusieurs rôles, on est tour à tour lecteur critique, visionnaire, réac, lecteur élitiste, lecteur du dimanche, on ne comprend pas toujours, on est souvent mal à l'aise, on en sort moins bornés. On ne reste pas indifférents, tout est dé-rangé.

Un livre qui détruit les images que l'on se fait, parfois malgré nous. On réalise comme les raccourcis de pensée nous séduisent, et qu'il faut être toujours en alerte pour ne pas se perdre. Ainsi, Thelonius est d'abord un Noir pour tous ceux qui le regardent et le lisent. Il n'est ovationné qu'au moment où il publie un livre qui répond aux attentes d'une littérature écrite par un Noir. C'est effroyable de réalité.

Ce livre nous raconte donc comme on aime projeter nos propres phantasmes et clichés... ça me rappelle des entretiens que j'avais passés dans une autre vie face à des jurys qui devaient décider ou non de me faire intégrer leurs écoles. Il fallait y exposer un projet, j'avais parlé de la volonté (plus ou moins forte) de créer une maison d'édition pour entendre les voix de ceux qu'on n'entend le moins, et notamment celles des femmes. J'avais aussi dit comme je croyais sincèrement dans le rôle d'émancipation de l'Ecole. Alors le jury m'a dit "mais, le féminisme, ça ne sert plus à rien en 2010, mademoiselle", j'avais rétorqué qu'il fallait être aveugle pour ne pas voir les inégalités entre hommes et femmes, et leurs injustices, et qu'évoluant dans deux cultures différentes j'avais pu observer cela doublement. Et voilà que l'un des membres du jury me dit "je n'avais jamais été aussi ému en écoutant un candidat, on voit comme vous avez souffert du joug de votre père"... Je ne savais plus quoi dire.
 Il n'avait donc rien entendu à ce que je venais de lui dire ? 
A aucun moment, je n'avais parlé de mon père, et j'ai regretté de ne pas l'avoir fait car j'aurais simplement cité cette phrase qu'il m'a dite, un jour :
"Ma fille, si tu veux ton autonomie, si tu veux être libre dans la vie, il faut que tu ailles le plus loin possible dans tes études. Tu auras le monde à tes pieds."


J'ai eu aussi un élève, un jour, qui se battait souvent, quand j'ai voulu savoir pourquoi il m'a dit "Tu peux pas comprendre ce que c'est, qu'on me rappelle tous les jours que je suis Noir, qu'on me rappelle tous les jours que je suis différent".
Si ça ce n'est pas de l'aliénation. Et voilà, ce que dénonce ce roman, et le projet de son personnage qui a voulu parodier l'écrire-noir dans la société américaine contemporaine. Celle-ci en lui remettant un prix pour ce livre, remet un prix à son propre racisme, à sa propre bêtise, elle remet un prix à cette catégorie noire qu'elle a elle-même construite, et dans laquelle elle seule peut se reconnaître. Un livre aussi blanc que noir.



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