dimanche, décembre 13, 2015

De la culpabilité de lire les textes traduits.

J'aimerais revenir sur quelque chose que j'entends souvent: "J'ai lu Anna Karénine, mais bon, c'est une traduction, donc j'ai pas vraiment lu Tolstoï" ou encore "ah t'as lu Shakespeare en traduction ..."

Il est certain que le texte traduit n'est pas le texte original, mais pourquoi toujours le regarder de haut, et le mépriser, méprisant par là même le travail de son auteur ?
Et puis qu'est-ce qu'original signifie ?

J'ai l'impression que cela nous vient d'un certain esprit - peut-être snob- du moins très français - qui est de vouloir chercher en art, l'authenticité absolue. On a peur de la contrefaçon, de lire un texte et de se faire avoir en quelque sorte, parce qu'on n'a pas lu le texte de L'AUTEUR, mais celui d'un "simple imitateur", d'un perroquet en somme. A-t-on déjà oublié que la propriété intellectuelle est une notion très récente ? Doit-on se rappeler que les plus grandes œuvres littéraires que nous avons sont, non pas des originales, mais des copies? Transmises de bouche à oreille, de génération en génération, transcrites, copiées, recopiées, traduites sans relâche ? L'Illiade, L'Odyssée, la Bible, le Coran, Le Dit du Genji, les Contes des Mille et une nuits, ... Autant de redites et de réinterprétations, d'une langue à l'autre, au sein d'une seule et même langue.  
Mais la traduction continue de rimer avec trahison en français et achève d'être  traîtresse en italien, à un son près (traduttore-tradittore). Finissons de traduire la traduction avec sa version anglaise, translation - la translation, le transport, le mouvement : la littérature. Ce que l'auteur propose, la traduction continue d'acheminer.
La traduction : de la littérature appliquée.
Et puis qu'est-ce qu'écrire ? Et n'écrit-on pas déjà dans un certain élan de traduction ? Derrida nous dit qu'il n'a qu'une langue, qui n'est pas la sienne. Derrida, Français, né en Algérie, quelle langue écrit-il ? Et quelle est la langue de Kafka ? Ces écrivains qui sont entre deux langues montrent déjà la complexité de l'écrire-une-langue. Mais, au-delà de cela, on n'écrit jamais qu'une langue, on écrit toujours à travers plusieurs langues. 
Ecrire, ce serait peut-être déjà un peu traduire. 
C'est bien sûr, tout cela, des thèses de la pensée limite de la traduction et de l'écriture, et si elles sont peut-être un peu abstraites, au moins, le traducteur y prend toutes ses lettres de noblesse.
Cependant, ce que je pense être le plus important, c'est de comprendre l'un des rôles primordiaux de la traduction, un rôle, qui, à lui seul, devrait justifier une plus haute estime de la traduction : si écrire permet de faire vivre la langue, traduire permet de la faire renaître.
Tout d'abord traduire permet à la littérature de s'échanger. Sans traduction, pas de livre au bout du compte. La traduction permet à la littérature de survivre à travers les époques. Mais aussi, et surtout, permet-elle à la langue de s'aérer. Comment faire évoluer la langue si on ne traduisait pas ? On fermerait les frontières. En autosuffisance, elle s'étoufferait, à force d'avaler ses propres mots. 

Maintenant, la lecture de la traduction. Il faut lire le traduit, même lorsqu'on peut lire l'original, s'efforcer de lire l'original avec la traduction. Voire, lire l'original comme une traduction. Être sensible aux faits de langue, aux usages spécifiques de la langue par l'auteur, et être attentif aux lieux dans lesquels nous transporte le traducteur. 
Ne plus voir l'oeuvre traduite comme un ersatz de l'original, mais plutôt comme autant de possibilités de nouvelles, de jeux, de libertés que propose l'acte même d'écrire et de transmettre. 

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