samedi, janvier 23, 2016

Histoire de la violence -- Edouard Louis

Synopsis : Edouard Louis vient de terminer son roman En finir avec Eddy Bellegueule, quand il est abordé, un matin de Noël, par un dénommé Réda qui va le séduire - qui le séduit d'emblée  - et qui finit par le violer et vouloir sa mort.
Le contenu est autobiographique, le titre, lui, fait vaguement penser à un essai. Le tout crie comme un roman.


Car un roman, ça crie, ça interroge, ça entrelace les voix.

J'ai lu ses deux livres à la suite, et je ne m'en suis pas lassée. C'est fou comme j'aimerais qu'il continue de me raconter la vie. Il a un regard si nu sur les choses. Sa façon de les dire, de les vivre, d'énoncer.
Une voix d'écrivain.
M'asseoir, fermer les yeux et l'entendre me dire ce que j'ai vu, ce que je sais déjà mais avec ses mots.
C'est aussi ce qu'il fait, tout au long de son roman, assis ou debout, on ne sait pas très bien, derrière une porte, l'oreille collée à entendre sa propre histoire rapportée par sa sœur.
Ce procédé est plutôt intéressant.
Notamment en littérature, un peu comme un autoportrait de la voix de l'écrivain. 
On peut lui reprocher cette voix lassante de la sœur, qui parle trop, qui se perd dans des détails aux accents vraisemblables, mais forcés, de la langue du dehors, de la langue illettrée.

Il y a cependant ces parenthèses, par lesquelles sa voix à lui vient accorder le ton de sa sœur, réplique les propos de sa sœur, qui donnent de temps à autre des moment très drôles, comme cette page où il est question de savoir si Réda est kabyle ou arabe, et où la parole d'Edouard se superpose à celle de Clara et tente de rectifier, comme si c'était important, comme si tous les détails étaient nécessaires.
Parce que l'écriture de Louis est celle de la rectification, l'histoire se raconte et se rectifie, revient sur elle-même, se réfléchit. Il y a l'histoire qu'il raconte au personnel de l'hôpital, celle qu'il raconte à ses amis, à sa sœur, à la police, à nous lecteurs... En ajoutant, en amputant, en oubliant surement certains points, comme ce paquet de cigarettes et ce dictionnaire tombés de la poche de Réda.
Les détails, les petites choses, tout ce qu'il a fait, ressenti et pensé avant, pendant, après. Toutes ces minutes parues des heures. Cette tentative de construire autour de ce moment où sa vie lui a échappé. Une descente minutieuse aux enfers.
La souffrance tisse les pages, devient palpable. Lire et faire l'expérience de la souffrance. Je ne vois pas de plus justes raisons de lire et d'écrire.

Les parenthèses, donc, nous montrent  le souci du détail de l'écrivain, son jeu d'énonciation.
Toujours cette interrogation : est-ce que cela lui est véritablement arrivé ?
Ce n'est pas une question que je me pose normalement, mais bien que le livre soit présenté comme un fait autobiographique, la distance qu'impose la voix d'Edouard déstabilise le pacte autobiographique, et j'en viens à me demander s'il a vraiment vécu tout cela.
Et à quel moment aurait-il décidé de raconter son viol, ce moment où il a failli mourir ? A quel moment a-t-il trouvé la force de le faire ?


Il pourrait l'avoir écrit pour que cette histoire ne lui échappe plus ; les raisons ne m'intéressent pas davantage, ni la réalité des faits. La violence et la forme que lui donne cette œuvre existent, et c'est la seule réalité dont il convient de parler.


Revenons sur ce viol. L'acte sexuel même est présent par deux fois. Lorsque Edouard fait monter Réda chez lui, ce n'est que pour cet acte. Il le désire dès le premier regard, dès le premier souffle "j'avais envie de prendre son souffle entre mes doigts et de l'étaler sur mon visage" (l'une des plus belles phrases que j'ai lues sur le désir). C'est ce désir-là qui va se transformer, d'abord en acte d'amour, puis en acte de violence. Histoire de la violence, histoire de sa naissance, histoire de son apparition. Fulgurante.
La violence a le nom de Réda. D'où vient-il ? Qu'a-t-il pu penser pour en arriver là ? Dévoilons Réda, et on verra la violence dans sa nudité.
Réda, ce Kabyle, fils d'immigré. Réda, ce jeune Arabe qui aurait surement plu  aux orientalistes déviants. Réda, fils de la France, qui a grandi, semblerait-il en marge, un peu comme le jeune Eddy. Dans les strates les moins favorisées de la société. "Je ne lis jamais", dit-il, on ne lit pas non plus beaucoup là où a grandi Edouard. S'il l'avait su, serait-il tout de même passé à l'acte ?

Réda, Edouard, deux noms qui résonnent, qui s'appellent et qui s’entrechoquent. Les sons se font écho.
Le thème du double, de la duplicité peut être une clé de lecture de ce livre, Réda et Edouard, le sexe entre désir d'amour et viol haineux, moi et l'autre, la voix du frère, celle de la sœur, ce qui est dit, ce qui est caché, ce qui est dit encore. De quelles façons, la haine s'immisce en nous ? Pour quelles raisons détruire l'autre ? La violence est-elle un autre du désir ?
Le double, cette histoire reprise par les policiers dans leur compte-rendu, une réappropriation de l'expérience intime d'Edouard, qui frise parfois le sacrilège "vous êtes sûr que c'était un pistolet ?" La victime du viol, toujours mise en cause, la victime du viol, souvent condamnée.
Le livre d'Edouard Louis est aussi une réflexion, non pas une réponse donnée, mais une mise en question. Portée sociologique, portée politique. Certains n'apprécieront pas. Cependant, pour moi, c'est là tout l'art du roman.


Un livre qui travaille certains préjugés. Et je pense à tous ceux qui vont penser "putain ce Réda, c'est un rebeu pédé, une tarlouze, la honte", le viol n'étant pour eux que secondaire, corollaire de cette déviance, ne voyant pas sa violence ; celle-là leur est normée : espèce d'autre du langage.










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