vendredi, mars 31, 2017

Les Armoires vides -- Annie Ernaux

J'avais déjà lu du Ernaux - feuilleté La Place, lu le dernier -Mémoire de fille - pas emballée, pourtant l'une des influences d'Edouard Louis.

Et puis l'actualité, le raidissement des mentalités, l'étroitesse des esprits et le cri aux cuisses fermées, la peur de te retrouver dans cette situation m'a plongée dans l'urgence de le lire.

Et puis là, les premières pages, texte essentiel, évidemment. 
Les Armoires vides, d'abord l'histoire d'une femme qui avorte, surtout l'histoire d'une femme qui
accouche - psychanalyse de l'enfance - dans la douleur, de ses mémoires de petite fille déchirée entre deux mondes, souffrant de la petitesse de la condition de ses parents - qui réalise en fréquentant les petites bourgeoises de l'école que ses parents peuvent lui payer grâce à leur bar-épicerie, qu'elle n'est pas de leur monde. La perte de l'innocence a lieu à ce moment précis où elle passe de Ninise, reine du quartier, princesse entourée par ses courtisanes, des filles d'ouvriers, au royaume des aveugles, le borgne n'est pas à plaindre, à Denise Lesur, fille d'épiciers rustres - l'argent n'achète pas la classe -et mal dégrossis.
Engrossée, elle finit par l'être, par les bourgeois même, qu'elle a étudiés tant qu'elle a fini par ingérér,- leurs comportements, leurs coutumes, leurs moeurs, leur sève.  

C'est une histoire de lutte de classes, de la haine de soi à la haine de l'autre,

"Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine. Il fallait bien choisir."
La fille ingrate, la fille rebelle, celle qui ne ressemble plus à ses parents, qui l'ont poussée pourtant à s'instruire, lui donnant les armes pour justement déconstruire leur image et leur langage.
Elle revient au langage de ses parents pourtant, le langage prolo, populo, de bourg, elle en revient pour parler de sa souffrance, de l'avortement, de la manière avec laquelle la faiseuse d'anges la charcute et du sang qui coule. Pour parler crument, elle a besoin de se défaire de Bossuet, Boileau et autres faiseurs de mots qui s'énoncent clairement. Alors, elle nous parle de quat'sous, de dégueulbif et de piaule. Les phrases sont saccadées, les mots crachés littéralement, on se sent mitraillés.

Mais c'est aussi une chronique de la solitude, la solitude des femmes face à leurs corps. Ce corps qui pèse lourd, qui s'alourdit, se transforme, se vide de son sang, et ce sang, que l'on veut cacher car on ne saurait le voir.
Angoisse toujours vraie. Cette angoisse qu'elles partagent, ces femmes, à la fin du mois, dans l'attente, je suis enceinte, je ne suis pas enceinte, j'ai mal à la tête, c'est un symptôme ? La terreur de doctissimo et les bouffées de panique. Elles connaissent toutes ça, isolées. Et les rendez-vous gynécologiques et les remarques déplacées et les pressions, vous avez bientôt 30 ans, vous êtes sous pilule depuis 10 ans, vous devriez faire un enfant. Et lors des auscultations, vous semblez tendue, vous n'aimez pas quand quelque chose vous pénètre
Toutes ces phrases, d'un quotidien proche, montre que la sexualité est toujours régie par l'archaïsme, malgré notre civilisation de façade.

Le tout est sulfureux, plein d'images sensuelles et sexuelles. L'ado qui découvre son corps, entre péché et récompense, entre pureté et souillure, dans une certaine mesure, ça peut faire penser au Complexe de Portnoy. Faut dire que c'est un peu le même décor, famille modeste, plutôt conservatrice et la sexualité y est aussi interdite que souillée. Sauf que là où Roth fait rire, Annie Ernaux elle, dresse un tableau des plus sombres. En y réfléchissant, c'est peut-être là l'une des choses qui distinguent le roman américain du roman français.

Sur la quatrième de couverture de l'édition que j'ai eue entre les mains, ils ont choisi les termes "roman âpre, pulpeux", c'est exactement cela. Rien de plus, rien de moins.

3 commentaires:

  1. Ça m'a donné envie de le lire ! Merci Lamya :)

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  2. Oh chouette ! Tu vas passer un bon moment !

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  3. Effectivement, nous avons beaucoup de lectures en commun ! C'est amusant car j'ai lu Les Armoires vides exactement au même moment que toi. J'avais aimé son livre très intime L'usage de la photo, et j'avais donc acheté celui-là au hasard d'un détour en librairie.
    Tu en parles avec justesse et précision. Il y a véritable malaise dans ce livre que le style transcrit à merveille. Ce n'est pas un roman facile du tout, cette lecture m'a retourné l'estomac, en mettant le doigt sur une réalité terrible : l'inadéquation dans un monde bourgeois, la méconnaissance des codes et l'impossibilité d'avoir une case précise, définie.
    A mettre en regard, dans un autre style, avec Les identités meurtrières de Maalouf (essai).

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