dimanche, novembre 15, 2015

lire pour reconstruire Ikosium -- Parler pour Paris.

En ces jours de deuil, où certains mots pèsent plus lourds, alors que d'autres sont épuisés,  je pense qu'il est temps que j'explique le nom de ce blog contre l'absurdité de ce que nous vivons à Paris.


Ikosium est le nom que portait Alger dans l'Antiquité. Dans un élan nostalgique d'un temps jamais connu, je prône ce nom contre les horreurs qui sont associées au nom d'Alger. Alger la Blanche mise à sang par les barbaries des années 90.
Ce sont ces barbaries qui  nous ont fait quitter Alger pour la France en 1994. Je suis née avec la révolution qui a mené à ces massacres, mon frère se souvient de m'avoir vu bondir dans mon berceau par la force des explosions qui avaient lieu autour de chez nous. Jusqu'à l'âge de mes 6 ans, et puis tous les étés, lors du retour au pays, je voyais des morts, des gens partir pour la Kabylie voir de la famille la peur au ventre, des ambulances portes ouvertes parce que trop encombrées par des corps éclatés, des jambes en sang dépasser, des amis devenus des ennemis, des musulmans se faire démembrer au nom d'Allah, des bébés se faire égorger au nom d'Allah. La rue nous était interdite après 6 heures du soir. On évitait les marchés, on évitait les places publiques, notamment celles qui grouillaient de monde, j'en garde des séquelles et me sens souvent mal dans un métro bondé, au BHV ou encore dans une salle de concert, sans croire que mes angoisses puissent reprendre forme un jour, à Paris, en 2015.

Et puis, on est arrivés en France. Terre de libertés et de promesses. Je découvrais une nouvelle langue, et surtout la capacité de lire. L'amour de la lecture est arrivé, les livres comme rempart aux absurdités et au non-sens que j'avais laissés derrière moi. L'écriture, de loin en loin, pour essayer de mettre des mots sur mon passé. J'ai retrouvé des notes de mon enfance, j'avais 7 ou 8 ans, je jouais à la journaliste et préparais des fiches pour mon édition du 20-heures : "Les titres du soir : Alger, voiture piégée 30 morts, Paris,le chômage a augmenté ce mois-ci...".
J'avais besoin des mots pour reconstruire Ikosium, devenue une île (djazair*, le nom arabe d'Alger) de monstruosités, une terre isolée et désolée.
J'aurais voulu que mes amis ne connaissent jamais cela, que ma nièce n'ait pas à jouer avec ce genre de mots, je voudrais que nos enfants ne connaissent jamais ça.

Le terrorisme a quitté Alger comme il l'avait possédé, sans vraiment que l'on sache comment ni pourquoi. Sans savoir vraiment qui d'ailleurs.

Je n'aurais jamais cru 20 ans plus tard trembler de nouveau, et sûrement pas à Paris. Et ces pensées qui reviennent du passé "bon sang, j'étais à 10 minutes des lieux", "Mon Dieu, une amie à moi habite le quartier", "c'est pas vrai, c'est là qu'on buvait des verres tous les soirs."...
Y a aussi cette nouvelle angoisse, à chaque fois qu'un attentat est commis, j'ai cette pensée (égoïste ? lâche ? absurde ?) "Faites que ce ne soit pas encore un Français d'origine algérienne..."
Ensuite ma mère  demande de ne pas traîner, d'annuler les rendez-vous en terrasse, de rentrer manger à la maison. Des réflexes qui ne sont jamais oubliés, qu'on croyait inutiles désormais mais que l'on couvait malgré nous.

Puis les dédales médiatiques, toutes ces vidéos, tous ces tweets, ces communiqués, et mon père assis devant la télé "ce sont des salopards, ce sont des lâches", il faut faire quelque chose maintenant, maintenant alors qu'on a encore le temps de parler de ces événements, de les faire tourner en boucle plusieurs jours de suite dans les médias. On ne doit pas attendre, de s'enliser dans une spirale infernale d'actes barbares qui arriveraient si souvent qu'on n'aurait pas même le temps d'en discuter.

Je pense aussi à demain, devant mes élèves, quel discours avoir.
Je pense aussi à mes collègues, qui ne me connaissent pas vraiment, que je ne connais pas, qui savent parfois que je suis une Française d'origine algérienne.

Ce sentiment de solidarité, et de désolidarisation, cette perte de confiance, ces gens qui vous regardent autrement parce que d'un coup ils se rendent compte que vous venez d'ailleurs, ces gens que vous décevez parce que vous portez haut les couleurs de votre terre d'accueil, de ce monde qui leur est un ailleurs.
Cette volonté de dire "non, c'est pas ça l'islam", en sachant très bien que les mots peinent à lutter contre les clichés, et surtout contre la peur.


Ces mots qui pèsent lourd : peur, guerre, menace, idéologie. Ces autres mots qui sont trop loin de ce qu'on ressent pour être justes, épuisés eux aussi : effroi, tristesse, désespoir, tragédie. Il reste les larmes.

Et puis ces mots qu'il faut porter en étendard, solidarité, compassion, résistance.



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